Thé ou café ? Conclusion à l’inconclusible

Du port aux plantations, la route des Ghats

Nous voici de retour à la gare d’Ernakulam afin de passer de la vieille-ville de Kochi, haut-lieu de la culture indienne, à Munnar où se trouvent les plus hautes cultures du sud de l’Inde : un village de montagne fixé dans l’écrin somptueux de l’une des grandes plantations de thé du pays. À mesure que le relief s’accentue, notre bus déglingué et sans vitre entame les lacets serrés de la route dans une conduite sportive, suicidaire. Les premiers passagers vomissent bientôt leur petit-déjeuner par les fenêtres sans vitre (ceci explique cela !), alors que chaque virage nous catapulte d’un côté à l’autre de l’habitacle. Il se met à pleuvoir, au moins le crachin sur nos visages achève-t-il de nous réveiller. Puis apparaissent les plantations de thé, paysage surréaliste recouvrant les Ghats à perte de vue : des millions de petits arbustes taillés au carré tels des pixels déclinant d’infinies nuances de vert. Nous arrivons à Munnar sous une pluie battante au bout de sept heures d’un trajet chaotique.

De Munnar il nous faut prendre encore un autre bus pour rejoindre le hameau où se trouve notre auberge, située une trentaine de kilomètres plus avant dans une vallée voisine. Semblant juger que nous n’avons pas eu notre compte d’aventures pour la journée, notre bus tombe en panne dans un épais brouillard. On étouffe au milieu de cette foule de locaux rentrant du travail et de l’école et malgré cela, la température chute, on grelotte. La nuit tombe, on ne peut s’empêcher de penser aux éléphants, aux tigres et aux panthères rôdant dans les collines environnantes. Alors qu’on se prépare mentalement à passer la nuit dans cette carcasse rouillée surgit soudain un autre bus du brouillard pour nous sortir de cette mauvaise posture. Ce dernier étant déjà plein, il nous faut caser presque l’équivalent de personnes du bus en panne dans le même espace, ce qui constitue un exploit de tétris défiant toutes les lois de la physique et de l’entendement. Mais nous sommes en Inde et, que voulez-vous, les lois de la physique ne s’appliquent pas de la même manière que dans le reste du monde. On se tortille dans tous les sens avec nos gros sacs à dos, nos jambes se contractent sous les assauts des crampes et des fourmis. Lorsque nous atteignons enfin notre auberge, ô délivrance, on s’ouvre une bouteille de rouge achetée en vitesse à la boutique de la gare de Munnar pour célébrer le fait que nous soyons toujours en vie. On porte le verre à nos lèvres, on regarde l’étiquette, on avale de travers… en réalisant qu’il s’agit d’un vin rouge sans alcool aromatisé aux herbes de montagne ! Il y a des journées comme ça, au bout desquelles on est content d’aller se coucher.

Déluge à Chattar Munnar

Il pleut. Une pluie diluvienne qui tambourine sur la toiture de notre auberge sans répit, qui s’infiltre par les trous dans la toiture (ploc, ploc, ploc) et suinte par les fissures des murs pour se répandre en flaques sur le sol. On s’était endormi en Inde, on se réveille au fond d’un fjord norvégien : brouillard, cascades tonitruantes sur fond de falaises sombres, végétation luxuriante. Malgré ce temps de chien, une équipe d’ouvriers et d’ouvrières s’escrime à tailler les plants de thé entourant le hameau.

Après une balade dans les plantations de thé écourtée par la pluie, on s’abrite dans notre guesthouse en attendant une éclaircie providentielle, sans trop y croire. Elle finit pourtant par se produire. Pas là où on l’attendait, c’est-à-dire dans le ciel, mais à l’auberge, où nous faisons la connaissance de Srikar et Harsha (« please call me Harry Potter »), deux jeunes vacanciers indiens de 22 ans venus de la province d’Andhra Pradesh et qui nous en bouchent un coin par leur culture générale et la qualité de leurs réflexions. Tout y passe alors que les nuages continuent de vider leurs entrailles sur nos têtes : histoire du monde, société, politique, culture, archéologie, cinéma, Inde, guerre en Ukraine, Afghanistan, Gandhi, empire Moghole, Churchill, Napoléon, Hitler, problèmes de caste, de genre, de religion. Srikar et Harsha, deux  rayons de soleil  projetant pour nous un peu plus de lumière sur les rouages compliqués du dharma indien. 

Puis c’est notre hôte qui vient se confier à nous, l’intimité générée par la pluie semblant inviter aux confidences. Il nous raconte comment il déteste les cheiks Arabes qui viennent dilapider leur fortune et gaspiller des tas de nourriture avec leurs sept épouses (une dans chaque chambre) (on vous rassure tout de suite, c’était un hébergement pour budget travellers), comment lui et sa femme prévoient de partir vivre au Canada, comment l’auberge a originellement été construite par des colons Anglais, qui sont d’ailleurs à l’origine de ces plantations de thé. Et le thé qu’on boit tasse après tasse en le regardant pousser tout autour de nous, doucement. Résister à toute cette pluie pour finir noyé au fond de nos tasses.

Balade au pays des épices

Le ciel finalement purgé de toute son eau, nous pouvons nous aventurer à la découverte des plantations. Le jardinier de notre auberge, un vaillant vieillard de 84 ans, nous accompagne de bonne heure pour s’assurer que nous ne nous trompions pas de bus. En attendant son arrivée, on partage le thé avec les ouvriers les plus matinaux. À Munnar nous sommes rejoints par Vimal, notre guide pour la journée. Vimal est un jeune de la région qui complète le travail de théiculture par quelques visites touristiques qui lui permettent de partager son grand amour pour la nature. Nous partons tels trois hobbits au beau milieu de la Conté pour une balade de 20 kilomètres entre thé et épices. Oui, il émane de ces collines verdoyantes quelque chose de tout bonnement britannique, nulle peine à imaginer pourquoi les Anglais ne se sont pas fait prier pour y élire résidence.

Le général écossais John Daniel Munro fût le premier d’entre eux à parcourir cette région en 1870 afin de régler un différend frontalier. Il y décèle au premier regard le potentiel agricole et établit un accord commercial avec le potentat local. Il se lance d’abord dans la culture du café, de la cardamome et du quinquina (dont était tirée la quinine pour lutter contre les fièvres et le paludisme), puis remplace toutes ces dernières par celle du thé (alors introduit depuis la Chine), pour laquelle le climat d’altitude se trouve être particulièrement propice (les cultures se trouvent entre 1200 et 1800 mètres d’altitude). Est alors fondée la compagnie pionnière « North Travancore Land Planting and Agricultural Society » en 1879, qui sera rachetée en 1964 par le groupe « Tata-Finlay », un géant moderne de la théiculture qui chapeaute une production annuelle de 60 millions de tonnes de thé, c’en est aujourd’hui le second exportateur mondial. En 1924 une série de glissements de terrain endommage gravement les plantations, raison pour laquelle ont depuis été plantés des milliers de chênes argentés parmi tout ce thé : leurs épaisses racines arriment les plantations aux versants pentus pour qu’elles ne dévalent plus la montagne à chaque mousson.

Alors que nous pénétrons dans les plantations, un homme âgé venant en sens inverse nous avertit de la présence d’éléphants sauvages plus loin sur le chemin. Aux aguets, nous avançons discrètement quand des bruissements de feuilles et des craquements de branches nous signalent soudain leur présence. Heureusement pour nous ils se trouvent bien en contrebas de notre position, ce qui nous permet de les observer sans danger. Vimal nous dispense toutefois un conseil en cas d’attaque : courir en bas la pente à l’aval des éléphants, car ces derniers sont trop maladroits pour descendre aussi rapidement qu’un humain. Ici comme à Bardiya les accidents de personne sont fréquents ; quand les éléphants sont de sortie les villageois se barricadent. Quand ils encombrent les routes, les conducteurs attendent patiemment, des heures s’il le faut, jusqu’à ce que la voie soit libre. À chaque pays ses problèmes.

À mesure que nous grimpons dans les plantations, Vimal nous explique les différents stades de maturation du thé. Jeunes pousses, thé blanc. Pousses vertes, thé vert. Vieilles feuilles fumées, ou alors un mélange des trois types de feuilles fumées, thé noir. La récolte du précieux tonifiant s’effectue à l’aide d’une sorte de grande cisaille munie d’une caisse métallique dans laquelle tombent les feuilles. Les plantations sont ponctuées de bosquets d’eucalyptus, dont le bois est utilisé pour le fumage du thé : cette essence possède la propriété de pousser très rapidement, ce qui la rend idéale pour la production de bois de feu. On croise entre les plantations des hameaux colorés, logements des travailleurs et de leur famille qui avaient été financés par les Anglais. Ces derniers en offraient le loyer pour attirer des familles du Tamil Nadu, ce qui explique pourquoi la population est essentiellement tamoule dans cette région du Kerala. Dispensaires, écoles, emploi, les Anglais ont ici contribué à une amélioration significative du niveau de vie, il faut le leur laisser. Hier comme aujourd’hui, les ouvriers revendiquent haut et fort leur adhésion au parti communiste, dont le drapeau arbore de nombreuses façades de maisons.

De l’autre côté de la vallée se dresse le plus haut sommet du massif local, l’Anamadi (2695 mètres), que nous contemplons longuement avant d’entamer la descente. « Attention, ça glisse !» nous prévient Vimal en français avant de disparaître dans les hautes herbes en imitant à la perfection le barrissement des éléphants, quel boute-en-train. Pour ce qui est de la nature, on va de surprise en surprise. Chaque arpent de terre vaut son pesant d’or. Café arabica, dont les fleurs dégagent une agréable odeur de jasmin, cardamome à perte de vue (« la reine des épices »), jacarandas au tronc épais, clous de girofle, noix de muscade, cannelle tamala (aussi appelée laurier indien et dont l’écorce donne la cannelle et les fleurs sont utilisées pour la confection du masala tea), banyans au tronc démesuré et au creux desquels logent les abeilles sauvages. La vanille pousse parfois de concert avec le poivre sur un même arbre qui leur sert de tuteur (cela donne-t-il de la vanille poivrée ou du poivre vanillé ?). Un écureuil oriental géant fait la sieste sur une branche, d’élégants drongos royaux nous gratifient de leur ballet aérien. On termine la balade avec un vieillard de 94 ans qui pète le feu grâce à dieu (il est chrétien) et grâce à la médecine ayurvédique, il faut bien avouer qu’on ne lui aurait pas donné beaucoup plus de 70 ans. C’est dimanche et il se rend à l’église du village le plus proche, où nous l’accompagnons avant de rentrer. Sous le porche de l’église un groupe de jeunes joue des percussions endiablées : plus populaire que solennelle, la version indienne de la messe se passe d’orgue et de chorale.

Police indienne (spoiler alert, this is no Bollywood)

Quand nous reprenons un bus rempli d’écoliers en direction d’Ernakulam, Aurélia se rend compte que son porte-monnaie a disparu. On retourne tous nos sacs pour finir par se rendre à l’évidence, le porte-monnaie a probablement été volé. Voilà qui est bien fâcheux, et plus fâcheux encore il nous faut prouver qu’il y a eu infraction pour que l’assurance intervienne. On bricole donc une histoire de fermeture éclair retrouvée ouverte en sortant du bus avant de se rendre à un poste de police une fois arrivé à Ernakulam. Contre toute attente la police locale prend notre affaire très au sérieux : les officiers espèrent pouvoir coincer le malfaiteur en traçant les cartes bancaires d’Aurélia. Ils nous demandent une quantité de détails, que nous répétons inlassablement à chaque fois que de nouveaux officiers de grade supérieur font leur entrée dans la salle. On dépérit dans la chaleur moite de l’après-midi, rendue à peine supportable par un vieux ventilateur au plafond qui tourne au ralenti. On finit par ressortir des bureaux au bout d’une bonne heure, en sueur, notre déclaration de vol pour l’assurance enfin en main, mal cadrée sur un papier bon marché. Pour obtenir la signature du chef, le prix à payer aura été de passer en revue et de commenter avec enthousiasme toutes ses photos de vacances devant les monuments les plus célèbres d’Europe.

Dans l’oreille de la vache (qui rit)

Afin de se remettre de toutes ces péripéties et de se préparer à changer de continent, on décide de terminer notre voyage en Inde par quelques jours de plage à Gokarna, une petite station balnéaire du Karnataka moins courue des touristes que celles de Goa et du Kerala. Dans le dialecte local Gokarna signifie « oreille de vache », c’est la forme que prendrait ici la confluence des rivières Gangavali et Aghanashini. Selon la mythologie hindouiste, c’est en ces lieux que Shiva serait sorti de l’oreille de la vache sacrée Prithvi, incarnation de la mère-nature, raison pour laquelle ce bout de côte reculé est devenu un lieu de pèlerinage de première importance. Des vaches se baladent paresseusement sur la plage et entrent quelques fois dans la cour des auberges à la recherche de feuilles fraîches, leurs  sabots insensibles au sable rendu brûlant par le soleil. Les rouleaux de l’océan aplatissent les baigneurs comme des mouches, on nous fait d’ailleurs signer à l’auberge une décharge en cas de noyade tout en nous souhaitant la bienvenue. On respire à plein poumon les odeurs de bazar au village, on imprime toutes ses couleurs sur nos rétines. D’immenses chars processionnels en bois sont rangés le long de l’enceinte du temple. On parcourt les plages environnantes, petites criques paradisiaques abritées par des roches noires déchiquetées et enveloppée d’une forêt luxuriante.  Des hommes jouent au cricket, des femmes préparent le thé à l’ombre de grands banyans, des dromadaires se prélassent sur le sable, bien loin de leurs déserts natifs. On s’imprègne une dernière fois de cette Inde si fidèle à elle-même.

Syndrome indien

Sur le retour de Gokarna à Mumbai, les imprévus atteignent une nouvelle dimension. Les billets de train réservés de longue date nous placent en tête de la liste d’attente (il est presque impossible en Inde d’obtenir une place de train sans passer par la case « waiting list »), et prédisent depuis plus d’une semaine que nos chances d’avoir nos places sont de 99%. C’est encore le cas le jour du départ, on se rend donc à la gare avec un certain optimisme : la situation peut changer jusqu’à 30 minutes avant l’arrivée du train. Mais pas de chance, cette fois nos places nous filent sous le nez. Et notre avion pour l’Afrique du Sud part le surlendemain de Mumbai. On tente de trouver une solution avec les employés, le temps passe au ralenti dans cette gare où se baladent autant d’humains que de génisses devant les comptoirs. On finit par se décider à sauter dans un train en classe « general » pour Goa, d’où partent plus de trains à destination de Mumbai. La classe « general », c’est un autre pied de nez aux lois de la physique, un wagon où son casés cinq ou six fois plus de personnes que le nombre de sièges disponibles (porte-bagages, toilettes et couloirs inclus). On arrive peu avant minuit à Goa où nous étudions au guichet les différentes options restantes. La plus évidente serait de poursuivre le voyage en « general » jusqu’à Mumbai, mais un voyage de plus de 10 heures dans de telles conditions est au-dessus de nos forces. Aurélia finit par trouver miraculeusement des places assises sur l’application de la compagnie de chemins de fer pour un train partant le lendemain matin. Exténués, on part en quête d’un hôtel dans les environs de la gare. On s’égare, on se retrouve malgré nous à traverser un campement de gitans construit entre un trottoir et un terrain vague. Abris de fortune peuplés de fantômes en guenilles, silhouettes faméliques quémandant quelques roupies sans insistance. Et malgré la misère insoutenable, ça papote gaiment autour d’une marmite, les enfants jouent en riant dans les déchets, la vie trouve son chemin.

Retour à la gare de bonne heure le lendemain, où notre train arrive avec un retard d’une heure ; une heure à lutter contre les selfies sur un quai bondé. Qu’importe, cette fois plus rien ne nous sépare de l’Afrique du Sud ! Enfin, c’est ce que notre naïveté nous portait à croire. Car à peine avons-nous trouvé nos places qu’un contrôleur surgit dans le couloir, vérifie nos billets et nous apprend qu’ils ne sont pas valides. Étonnamment fâché pour un indien, il menace de nous faire sortir du train fissa au milieu de la jungle et de nous faire payer une amende, que nous n’avons de toute manière aucun moyen de régler puisqu’il ne nous reste plus une roupie en poche. En cherchant à comprendre le problème, on finit par se rendre compte que notre billet est en fait valable le même jour, mais du mois suivant. Un bug dans l’application ou une erreur de notre part dans le stress et la grande fatigue du soir précédent, tout est possible. Alors que le syndrome indien se fait de plus en plus menaçant, nous sommes sauvés de justesse par les deux jeunes couples indiens avec qui nous partageons le compartiment. Ils interviennent en notre faveur auprès du contrôleur, proposent de partager leurs places avec nous afin que nous n’occupions pas les places que nous pensions être les nôtres ; le contrôleur finit par s’adoucir, puis par s’en aller en nous sermonnant de faire plus attention la prochaine fois. Nous voyagerons gratuitement jusqu’à Mumbai.

En conclusion

Dans le taxi pour l’aéroport, nous sommes soudainement rattrapés par l’intensité de ces six semaines de voyage en Inde. Alors, en réponse à notre premier article, l’Inde rend-elle fou ? Qu’y avons-nous trouvé ? À vrai dire, on serait bien en peine de répondre à ces questions. Certes nous avons pu démystifier l’Inde, un peu, explorer son côté tangible. Pourtant, l’essentiel demeure insaisissable. Nous reste un étrange mélange de fascination et de rejet, d’attraction et de répulsion. Sur le moment nous n’aurions pas prolongé ce périple d’une seule journée. Et pourtant, à mesure que les semaines passent nous reviennent peu à peu les fragrances exotiques, des fragments oniriques aux couleurs éclatantes, l’ivresse facile de l’émerveillement. Oui, l’Inde nous aura grandement éprouvés, et pourtant… on serait bien tenté d’y retourner. Si l’Inde rend fou ? En définitive, la réponse la plus appropriée à cette question pourrait bien être ce dodelinement de la tête tellement emblématique de l’énigme indienne, qui signifie à la fois « oui » et « non » en fonction des circonstances, afin de toujours garder le champ ouvert à la réponse opposée et de laisser ses convictions à la maison.

Dernier article

Prochain article: Afrique du Sud, retour au berceau